Une fonction subversive de l'érotisme tactile
(
à propos du livre de Jean-Pierre FAYE : "Yumi")
Françoise MANDELBAUM-REINER

La lecture de Yumi de Jean-Pierre FAYE, m'a tenue en haleine du premier au dernier mot alors que je pensais juste y jeter négligeamment un œil. Ce petit opuscule de 125 pages, paru en 1983, était tombé par hasard - existe-t-il ? - entre mes mains et la mention "roman", sur la première de couverture, m'avait intriguée. Il faut dire qu'auparavant j'associais le nom de l'auteur à des ouvrages fondamentaux de philosophie et de linguistique. Le rouge au front, j'avoue mon ignorance de son œuvre romanesque et poétique qu'à cette occasion je découvre. Je sors de ce texte bouleversée à divers titres. Fille de rescapé des camps de la mort, j'y ai retrouvé le souvenir du malaise que provoquait, chez ses interlocuteurs, la mission, à laquelle mon père est restée fidèle jusqu'à sa mort, de témoigner contre l'oubli de l'anéantissement des Juifs, en racontant sa déportation à Auschwitz. D'où une convergence de point de vue avec le créateur de Yumi sur la nécessité de la mémoire et de l'histoire à construire, comme alternative aux ravages que la banalisation des massacres de la seconde guerre mondiale provoque chez les descendants des victimes et aussi des bourreaux. Aux détours des phrases et aux coins des mots, la linguiste que je suis devenue a trouvé matière à goûter le plaisir métalangagier de repérer comment les libertés que Jean-Pierre FAYE prend avec la norme syntaxique et lexicale s'accordent à produire un écrit vibrant de sens. Dans la singularité de la texture narrative, qui réalise ce tour de force de mettre en images ce que "toucher" et "être touché" veulent dire, aux sens propre et figuré, j'ai eu la délicieuse impression de pouvoir observer une fonctionnalité de la langue écrite, portée, là, à un très rare niveau de vitalité. En prime de lecture, j'y ai même cueilli une fonction subversive d'ouverture sur la mémoire des réalités que Jean-Pierre FAYE attribue à l'érotisme tactile et qui me semble être la clé de cet ouvrage surprenant.

 

En question : la catégorie littéraire de l'ouvrage

Le classificateur "roman" est loin de l'évidence qui fonde un consensus terminologique car, à l'usage, il s'avère que ce n'est qu'une des apparences du texte de ce livre. Le canevas narratif est constitué de rapprochements hautement significatifs que l'auteur opère sur des faits contrastés par la diversité temporelle et géographique : un empereur mort de petite vérole, en 1867, est transformé en dieu, au Japon, en 1940, pendant que se met en place, en Europe, la destruction industrielle de millions d'hommes, de femmes et d'enfants par l'Allemagne nazie; l'explosion de la bombe atomique, en 1945, sur Hiroshima et les effets, sur les descendants, de la mort des ancêtres qu'elle a provoquée; en 1980, les débuts d'une dénégation des chambres à gaz et de l'extermination. Difficile de se contenter, comme propriété d'un roman, du type des relations que tissent avec Yumi, passive héroïne japonaise de cette fin du XXème siècle, des partenaires qui en représentent chacun tant d'autres et qui sont aussi divers qu'un ex-soldat allemand qui oscille entre oublier et avoir à penser "l'extermination d'un peuple presque au deux tiers exterminé" à laquelle il a contribué en " ennemi, […] du côté des tueurs" , une survivante des camps de la mort qui témoigne de l'horreur qu'elle a subie et qu'elle a vu infliger, une jeune femme qui serait "un peu" sa nièce et qui déshabille Yumi à chaque rencontre, une femme noire qui prodigue à Yumi des massages apaisants et des paroles de sagesse venues du lointain esclavage de ses ancêtres, un médecin "d'affaires au petit gilet" qui manipule des "flacons de pilules" et le corps de Yumi , dans un avion, au cours du voyage qu'elle entreprend à la suite de la conférence d'un professeur incitant à la révision de l'histoire et qui la mènera du Japon jusqu'au fond de la forêt d'un village de France, à la recherche de ses racines, en zigzagant par divers lieux de massacres, dont une visite dans les vestiges d'une chambre à gaz. Deux motifs parcourent la textualité de cette création éblouissante : l'activité insistante des mains de tous ses partenaires sur la peau de la seule Yumi , et une variation sur la symbolique de "l'étoile à six branches". L'importance accordée à la sensualité tactile devrait même en faire un roman érotique. Mais ce n'est pas le cas.

Le déroulement énonciatif procédant par juxtaposition d'images évoque un scénario de film ou de bande dessinée. Qu'il s'agisse de la précision des cadrages dirigés sur les parties de la surface du corps, des indications scéniques relatives aux apparitions et disparitions des partenaires de Yumi par des sortes de fondus enchaînés verbaux, ou du lien entre le Japon de la bombe atomique et l'Allemagne exterminatrice vaincue, une référence immédiate à l'esthétique d' Hiroshima mon amour s'impose au lecteur. Mais Jean-Pierre FAYE fait autre chose de la métaphore "Visage Caméra", titre du premier chapitre dans lequel il amène l'héroïne sur la scène narrative où elle occupe en permanence une place jusqu'à la dernière page du livre. Dans cette histoire, ça regarde beaucoup et toujours par les yeux de Yumi mais, pendant la première partie, ce sont seulement ses partenaires qui, en différé, voient. Ainsi Catherine, une des partenaires des pratiques tactiles dit-elle à Yumi (p. 77) : "Tu es ma petite caméra. Ton visage est ma caméra vivante. […] Tu es celle qui m'aide à voir en face." Quant au lecteur, il ne voit que par la description du mouvement des mains des partenaires sur la peau de Yumi qui ne cesse de se demander ce qu'ils et elles lui veulent, tant qu'elle est privée des sensations libidinales qui les animent. Soumise à l'interdit traditionnel de l'usage d'un miroir, Yumi regarde et ne se voit jamais. Ne faisant que passer, elle est vue et se laisse voir jusqu'à ce que se produise le déclic réanimateur. L'auteur la fait circuler dans un paysage humain, saturé de souvenirs et d'images de mort auxquels elle ne comprend longtemps rien et qui pourtant la "touchent", dans tous les sens de ce terme ambigü, si intensément qu'elle cherche à savoir mais, d'abord à tâtons, comme une somnambule. Non réductible à un personnage de roman, Yumi me semble être davantage une figure mythique de la conception moderne du besoin de mémoire "Je voudrais être libre avec toi et venir ensuite avec toi rechercher la trace qu'ils ont effacée chez toi; mais c'est peut-être là-bas qu'on peut la retrouver, si ça a un sens de chercher ça. " .

Le genre littéraire de ce livre est beaucoup plus proche du récit d'un mythe fondateur, au sens que lui donne l'anthropologie structurale d'une connaissance préscientifique, ici, des grandes énigmes qui entourent les causes des catastrophes que les peuples de l'espèce humaine s'infligent et de la théorisation d'une expérience inachevée du savoir. "On ne peut pas trouver tout au même moment" dit Yumi. Excédant les propriétés du roman, la catégorie littéraire de ce livre me semble plutôt cousiner avec la fable philosophique où Yumi serait une sorte de Candide féminin de notre modernité.

 

La fonction mnémonique de l'érotisme tactile

En décrivant Yumi comme une jeune femme sans existence "je ne suis pas. Si je ne suis pas éclairée […] Si l'énergie ne coule pas sur moi […] à partir de vous " , également sans mémoire, "qui avance entre des surfaces sans reflets", qui ne sait rien de son histoire ni de celle de sa famille ni de ses ancêtres "je ne sais pas. […] J'étais submergée dans la source profonde […] Ensuite dans la fosse profonde […] dans une tranquillité très grande" , mais dont seul le corps capte, en vrac, toutes sortes d'informations qui la perturbent, pendant qu'elle l'abandonne "elle se demande pourquoi elle laisse faire cela" aux caresses, massages et autres contacts tactiles des mains de ses partenaires, l'auteur nous offre autre chose que la création romanesque d'un archétype du sexe faible. Corps vide, privé de libido, Yumi traîne sa peau, sans but particulier. Elle ne sent pas le contact de ces multiples mains qui la déshabillent, la touchent , la palpent alors que tous ses partenaires, et bien sûr l'auteur, parlant d'elle disent "on la sent" . Le monde extérieur se limite pour elle aux jeux de mains de ses divers partenaires, au cours de pratiques qui ne sont que partiellement sexuelles car tout se passe à la surface de son corps, sans le pénétrer : (p. 76) " Voilà le corps, qui regarde. Par tous ses pores. Par tous ses trous. Par ses trous les plus gentils. [ …] Par tout ce qui lui permet de voir ce monde. Monde de malheur". Dans les diverses situations de proximité corporelle où elle se trouve plongée malgré elle, Yumi ne peut rien apporter d'autre que sa passivité alors que ses partenaires se livrent à des opérations tactiles très actives. L'hyperactivité des mains semble alors remplacer l'activité des sexes. Ces pratiques n'ont de la sexualité que l'apparence. Pourtant elles se différencient chez les partenaires soit par des manifestations de tendresse et de jeux sexuels, en guise d'amour et de désir, auxquelles Yumi ne répond que par une absence de jouissance. Il faut un acte violent (p. 46) "[…] un visage dont la bouche a été bouchée […] un mouchoir, fourré en tampon, la remplit. La main d'homme descendue entre les jambes et qui, là, fait tresaillir le mince corps de femme, remonte soudain. Et brutalement arrache le mouchoir en tampon dans la bouche[…] La main est redescendue vers les deux jambes attachées […] " pour qu'elle réagisse par une colère naissante, aussi faible soit-elle. " Ne me touchez pas. […] Ne me touche pas. " Si Yumi était un personnage, elle serait réduite à la physiologie réflexe de son corps et mutilée de toute capacité d'affect jusqu'à ce que le désir vienne l'habiter. Sa manière de n'être pas déclenche toutes sortes de questions : Qu'est-ce qui insensibilise le sens tactile chez Yumi ? Serait-ce sa libido paralysée qui la rend si attirante à toute personne qui l'approche ? Y aurait-il un lien entre sa frigidité et sa double parenté avec le même peuple, d'abord allié des bourreaux nazis puis victime de la bombe atomique ?

Le rapport érotique que Jean-Pierre FAYE pose entre peau, sensation tactile et pensée, qui circulent entre des personnages de la décennie 1970-80 et qu'il met au service de la mémoire, entièrement à construire, des catastrophes des années 1940-50, est intéressant par la nouveauté qu'il introduit dans le point de vue fonctionnaliste. Des énoncés très parlants en attestent. Une première série concerne la passivité de Yumi où elle n'a qu'un statut de patient du verbe "toucher" dont l'agent indifférencié l'objective (p.37) "Elle, Yumi, s'écrie tout bas : Quelque chose m'a touché." (p. 77) "Et les deux mains [de Catherine], au-dessous des hanches, prennent et font pivoter, de côté et d'autre, le mince corps passif et léger, flexible et docile curieusement : Voilà je peux le braquer ". Une deuxième serie témoigne du changement de Yumi, (p. 59) " Palpable à l'envers est son visage." explicitement, par son entrée dans un statut de sujet du verbe "toucher" (p. 63) " Elle lui dit même, bouche fermée : Celui-là je pourrai le toucher." et de sa découverte de la fonction mnémonique "elle l'interpelle sans parler. Ne sais-tu pas que ce sont luxure et colère elles-mêmes qui sont la voie. […]" Une troisième série énonce la transfiguration de Yumi que Jean-Pierre FAYE décrit par une sorte de transfiguration textuelle qui consiste à réemployer des termes, dans un ordre différent pour dire enfin qu'elle pense (p. 99) "Serrant la main dans sa main, elle veut expliquer : Je voulais voir les deux peuples, les deux de là-bas, que je ne comprends pas. Parce que je ne comprends pas ce qu'on raconte sur eux, et sur ce qui leur est arrivé, en rapport avec le peuple d'où vous venez. Vous qui êtes celui-là, je ne comprends pas ce que vous avez pu faire avec ces peuples, avec l'un des deux au moins, que le vôtre a détruit, vous qui êtes celui-là et qui étiez alors mon allié, avant qu'on soit nés - et qu'est-ce donc que ça, les peuples où on est né et dans quoi on est comme en forêt, tout emmitouflé depuis l'enfance, et sans savoir d'où ça vient et qui nous tire en avant ou parle pour nous, et dans quoi ça nous jette, en nous mettant des crimes dans les mains avant même qu'on ait parlé." (p.102) "Lui qui, à nouveau, conduit dans l'horizon de forêt répond fragment par fragment […] : Tu devrais laisser tout cela, […] oublier tout ça et penser un peu l'avenir sans te torturer de cela. […] Tu peux oublier cette histoire et repartir vers autre chose, puisque c'est toi (et il tend la main droite pour la poser en aveugle sur son genou, à elle, qui rapproche ses jambes) c'est toi qui diriges la lumière vers une histoire ou une autre, vers une question ou bien une autre. Alors il suffit que tu tournes ton visage et la lumière qu'il y a dedans, ou la lumière qui entre en lui, pour que ce soit une autre question. " (p. 103) "Beaucoup plus lentement, elle lui répond Mais je ne peux pas oublier cette histoire puisque c'est toi qui me l'as racontée et qui t'es mis au centre d'elle, c'est pour ça que j'ai accepté d'aller voyager là-bas parce qu'il y a peut-être là-bas la raison de la cause. Mais c'est aussi parce que je ne veux pas vivre de toi là-bas, je veux être libre[…] "

Ceci étant, c'est au couplage entre l'érotisation tactile de la peau et l'écoute des témoignages de ses partenaires où se manifeste une grande variété de registres de langue que Jean-Pierre FAYE semble imputer une fonction de réanimation de l'héroïne. Du ressenti, à la surface de son corps, monteraient, vers son esprit, des images intolérables qui l'élèvent vers la quête du sens, comme si sa peau était une pellicule impressionnable à partir de laquelle le tirage ultérieur des images pour le souvenir pourra s'effectuer et Yumi commencer à être. L'idée directrice d'une fonction subversive de l'érotisme tactile, qui lie le désir sexuel à la pensée, apparaît en plein milieu de l'ouvrage (p. 60) […]elle descend dans le val sous le couvert de l'étoffe de voyage, et approche du point où le corps est branché sur un court-circuit de ce qui est pensé. Bougeant dans le val, où ce qui se pense se perd. Sans attache, cela se ressent à partir du point qui est fait d'attache, et dans la mesure d'une seule pensée, à l'entrée dans le plan de désir, quand là, se voit le caractère en la chose et que c'est là comme brûler. (p. 62) Elle se questionne : quel est ce point du corps, s'il est atteint, qui laisse toute chose basculer. […] Songeant, elle perçoit ce point sur le centre qui fait basculer toute chose et qui est brûlure, ou de froide exploration, et comme un calcul qui donne froid dans le dos et deshabille tout le corps. […] Qu'est-ce qu'on lui fait sous la ceinture degrafée et dans la robe. Dans le souhait de la dénudation qui s'empare d'elle tout à fait, il y a ce doute et cette question : quel est ce point sur la carte du corps par quoi tout chavire. "

 

L'écriture et la fabrique du sens

Une écriture très élaborée emmène le lecteur du côté de la fabrique du sens concernant des événéments perturbant "à distance" des personnes qui ne les ont pas vécus directement. Avec une maîtrise décoiffante, Jean-Pierre FAYE chahute la syntaxe de la phrase écrite qu'il remplace par une signalisation textuelle très personnelle. Quelques exemples suffiront à montrer comment cet auteur met le savoir linguistique au service de la fonction majeure de l'usage de la langue vivante : comprendre et se faire comprendre. Des petits mots grammaticaux ("pas", "à") sont volontairement absentés de la parole que Yumi , dans un moment de désarroi, adresse à son principal partenaire, l'Allemand Schill. Leur absence du flux de sa parole signale qu'elle entre dans l'expérience émotionnelle de son émancipation (p.102) "J'étais désolée déjà, parce que je n'arrivais non plus te joindre au téléphone, ou autrement. Et je ne voulais te rejoindre pour t'ennuyer. Je n'arrivais t'appeler. Je n'arrivais pas savoir que faire, ni t'appeler, ni te rejoindre, ni te laisser." Ou encore, certains signaux intonatifs ne sont pas employés. Ainsi les nombreuses questions de Yumi ne se terminent pas toutes par un point d'interrogation : (p.86) "Où sommes-nous arrivées."; "Sais-tu où nous allons arriver." (p.87) "Est-ce que nous savons où on va se réveiller."; "Est-ce qu'on dérive même en dormant."; "Est-ce qu'on nous dit où on débarque en dormant."; "Est-ce qu'on devra rendre compte en dormant." etc. La raison en est donnée, dans une parenthèse (p. 48) : "Se dressant, assise, Yumi demande : Comment est votre nom. (Elle questionne sans interroger.) " Jean-Pierre FAYE différencie les demandes, jusque dans la matérialité du texte écrit. Il y aurait les énoncés qui disent, d'autres qui questionnent et ceux qui interrogent. Seuls les troisièmes sont marqués par le point d'interrogation final : (p. 39) "Vite, elle interroge : C'est toi qu'ils suivent ? Ou moi ? " L'auteur se joue de la norme avec une liberté de poète et produit un effet de sens puissant dans un dire qui touche de près le lecteur. Enfin, les répliques ne sont pas indiquées par les signes de ponctuation, grammaticalement prévus, tels que le tiret ou les guillemets qui distinguent habituellement le discours direct et le discours indirect. Jean-Pierre FAYE semble leur préférer les variations dimensionnelles de l'alinéa et la lexicalisation des limites de prises de parole par les prénoms des interlocuteurs et leur reprise par les pronoms sexués "il" "elle". Il en résulte que spatialement, le texte de ce livre présente l'image graphique d'une narration continue qui passe outre les différences textuelles, ce qui s'accorde bien avec le fait que les divers types de discours émanent d'une seule démarche langagière, celle de l'auteur théatralisant ainsi la responsabilité du dire assumé. Par ailleurs, entre la majuscule initiale et le point final, le lecteur rencontre des séquences de mots sans sujet ni prédicat, "D'ici."; "Chez toi."; "Ou bien le golfe Persique."; "Comme dans une fosse profonde." comme s'il s'agissait de réponses qui ne reprendraient pas les éléments de questions préalables, lesquelles ne figurent pas dans le texte. Quand il y a un sujet et un verbe, ils peuvent n'appartenir qu'à une proposition subordonnée sans principale : "Pendant qu'on fabricait ici le dieu."; "Pendant que ça se passait, ici, là-bas, et partout." Or ces ruines de phrases ne surgissent jamais fortuitement mais chaque fois que le propos a pour thème des ruines de vies humaines. Il semble que la création littéraire consiste ici à accorder, avec une rare cohérence, une structure formelle inhabituelle de l'énoncé avec l'étrangeté de Yumi , désirée et objet du plaisir érotique de ses partenaires, des deux sexes, au cours du voyage qu'elle entreprend vers l'Occident où seuls l'attirent des lieux de malheurs extrêmes, oubliés ou déniés.

Jean-Pierre FAYE bouscule également le lexique courant, en créant des noms de personnes, de lieux et de référents ou en remaniant la forme graphique de ceux qui existent. Non seulement il introduit dans son anthroponymie une traversée des langues mais il pousse à leurs termes les procédés de formations lexicales qui convoquent des associations d'idées multiples. Ainsi Yumi est un prénom féminin japonais qui veut dire, dans cette langue, “arc”, “courbure”, “flexibilité”, significations que l'auteur transfère sur le corps de son héroïne (p.93) "Justement le nom Yumi veut dire : courbure de l'arc. […] Ou des reins, ou du dos. " Oralisé, ce prénom fait entendre l'assemblage de deux pronoms personnels anglais you et me , lesquels se traduiraient, en français, par les pronoms personnels “vous” ou "tu, toi" et “moi” soit la valeur significative du collectif "nous". Et il n'hésite pas à la doter d'un second prénom japonais, Anata , signifiant seulement "vous". Or, du point de vue linguistique, les prénoms sont des mots de langue qui, dans la fonction anthroponymique, ne sont des prénoms qu'à la condition d'être désémantisés, tout prénom désignant d'abord une personne unique sans autre signification que la référence à la personne ainsi prénommée et à celles ayant porté précédemment le même prénom. Si le prénom de l'héroïne de ce roman existe en japonais, ses multiples autres sens sont la création de l'auteur. C'est ce qui me fait dire que Jean-Pierre FAYE se livre à un acte lexical de haute voltige en utilisant un prénom qui mêle les procédés morphologiques de trois langues : la japonaise, l'anglaise et la française. Fortement sémantisé, la graphie latine du prénom Yumi est traductible en français par des néologismes tels que * voumoi, *toimoi jusqu'à l'extrême * tumoi qui constituent une mine de symboles à explorer . En cours de lecture, l'impact poétique des créations lexicales qui concernent tous les prénoms de cette œuvre, sauf celui non modifié de Catherine, ("un peu" la nièce d'un personnage féminin aux multiples prénoms) produit le même effet que le raccourci saisissant propre au mot d'esprit. D'où il me semble que Jean-Pierre FAYE joue de l'économie linguistique au maximun : ce mot-prénom suffit à inclure le lecteur dans le texte qui lui donne ainsi de ses nouvelles. Ce procédé de formation anthroponymique est également employé pour identifier la femme noire aux quatre prénoms, tous issus d'une dérivation très productive : Toto , Toine, Toinone, Toi . A propos du prénom Toto "Pourquoi, dit Yumi, portez-vous un prénom si ridicule, vous qui êtes si belle." à celle dont le "vrai nom" est Toine où l'on entend "pas toi" grâce à une formation avec la marque de négation "ne" dans la deuxième syllabe agissant régressivement sur le pronom personnel "Toi" qui désigne, dans la première syllabe, la deuxième personne du singulier. Dans Toinone , les deux syllabes finales "none", amalgame de deux marques négatives "non" et "ne", peuvent se lire comme un signe, inédit en français, de double négation qui rime formellement avec "nonne", symboliquement avec "virginité" et sa combinaison avec le segment "toi" servirait d'interprétation à l'image "toi, vierge" de Yumi . Quant au prénom Toi , c'est un simple vocatif désignant l'interlocuteur dans une situation de dialogue duquel Yumi devrait se déduire "Moi " . Mais il désigne un sujet d'énoncé, qu'est ici la réplique adressée à Yumi, qui lui signifie, par un jeu de miroir verbal, qu'elle n'est pas encore sujet de son énonciation. Le prénom masculin allemand, Schill , d'un ex-soldat de l'Allemagne nazie, est aussi, en yiddish courant, un prénom masculin . Dans le nom Fauston du professeur révisionniste, on remarque sans effort le radical "Faust" et son contrat avec la mort quand le suffixe "-on", par sa valeur diminutive, donne aussitôt un double sens à la création lexicale : celui de "petit Faust" où se faufile une péjoration et, par approximation zézayante, celui plus argotique de "faux jeton" qui véhicule une franche disqualification. Ces remaniements de “Faurisson” prennent une valeur d'interprétation du négationnisme et de sa manipulation des fonctions de la langue ainsi que du sens des mots. Entre l'anthroponyme Kemmu de l'empereur mort, promu dieu, et le nom commun kami qui, en japonais, veut dire “dieu”, la parenté est lumineuse. En revanche, Simonne est un des prénoms de la dame d'Europe, d'Allemagne, de Pologne et du Ghetto de Varsovie, rescapée du programme nazi d'extermination des Juifs, dont le "vrai nom" est Halina mais qui a aussi reçu ceux de Mala , Mally et à qui Yumi ajoute (p. 119-120) Haniwa pour sa ressemblance "au nom des poupées de terre, aux danseurs de terre cuite qui ont un corps en forme de bouteille et des bras qu'on dirait en caoutchouc […] On les trouve dans les très vieux tombeaux. Ceux […] des très vieux empereurs-dieux justement. Qu'on cachait sous des tombeaux énormes en forme de serrure." Ce dire-là fait frémir d'évoquer si clairement le vocabulaire secret des camps nazis de la mort qui, d'après le travail de Victor REINER, comportait le terme allemand "figuren «marionnettes, poupées, désignant les corps des cadavres»" . Le nom de sa mère est Kamin , en allemand, où l'on retrouve la séquence japonaise kami, "dieu". Ali Ouala est une prononciation africaine de l'expression française "Ah! les voilà" qu'elle dissimule et l'expression masquée devient le surnom du vieil homme d'Afrique qui la répète. Onou est l'oralisation japonaise d'un faux nom "Onu" (p.81) : "Ce n'est pas vraiment mon nom, dit Onu. C'est simplement sa transcription du côté chinois. Du côté japonais, mon vrai nom, si l'on peut dire, c'est Waka Zenko. " La valeur significative particulière de Onu explicitée par l'auteur : "un homme qui voyage beaucoup. Et pour toutes sortes de raisons." permet d'y reconnaître un trait d'ironie partant de la déformation du sigle de l'Organisation des Nations Unies pour atteindre l'activité de ses représentants, en passant par le simple remplacement de deux majuscules par deux minuscules dans la graphie du français.

La toponymie est également pleine de surprises. Ainsi, Jean-Pierre FAYE utilise alternativement le toponyme Auschwitz , connu en français, et le nom polonais Oswiecim du village du Sud de la Pologne où se trouvait ce camp nazi de la mort, réservant au nom allemand Auschwitz la fonction de symbole de tous les autres camps d'extermination (p.118) "Oui... et aussi (elle énumère sur un rythme singulier) Belzec Chelmno Maidanek Sobibor Treblinka.". Signalons un extraordinaire mot d'esprit de l'auteur qui résulte d'une minime transformation phonique associée à une transformation sémantique maximale puisqu'il en sort une désignation totalement inappropriée : un déporté (terrassier) remplace Oswiecim par Ospizin qui veut dire “hospitalité” et dont une seconde graphie Ospicin pousse la fonction ludique de la transformation lexicale jusqu'à l'évocation, par une euphonie qui passe outre la frontière entre les langues polonaise et française, d'une hospitalité avec piscine pour renommer un lieu où la désignation de la chambre à gaz était camouflée par un mot signifiant "douche".

La spiritualité de l'auteur se retrouve dans la création des noms communs de choses exceptionnelles, comme pikadon pour nommer l'explosion de la première bombe atomique sur le Japon. Il motive la formation de ce mot en faisant dire à un de ses personnages que ce mot résulte de l'assemblage des désignations d'images acoustiques : l'éclair cruel fait “pika” , séquence sonore qui, en français, évoque une police de caractères de machine à écrire; l'explosion fait “ don ” qui s'associe aussitôt avec le fait social total du "potlatch" et ses conséquences meurtrières. On notera également kami : le vent, pour sa double proximité, morphologique avec le mot "dieu", en japonais, et sémantique avec le souffle, trait d'identité du dieu des Juifs, et l'allusion à Kamikaze au sens de "vent divin", qui s'impose à l'esprit bien que hors du texte. Avec la même liberté, Jean-Pierre FAYE nous offre des défigements savoureux dont je ne cite que "le proche de l'Orient" et "l'Orient proche" , "L'infanterie marchait sur les doigts. A doigts de loup.", "On l'a échappé" et "On l'échappe belle" qui résultent d'une déformation minimale de clichés.

Mais il n'opère plus aucune modification sur trois mots relatifs à l'objet de la dénégation (p.29) : " gaz ", " feu ", " extermination" . De même resteront inchangés trois paradigmes d'unités lexicales appartenant au registre le plus courant de la langue française. Le premier est constitué des noms qui désignent les parties superficielles du corps de Yumi sur lesquelles s'exerce la fonction de l'érotisme tactile : main (la plus grande fréquence), peau, pores, poing, poignet, paume, doigt, visage, bouche, yeux, chevilles, jambes, genoux, cuisses, jointure des jambes, trous, trous gentils, sexe, dos, reins, ventre, épaules. Le deuxième réunit une série de verbes décrivant les modes et les temps de l'activité tactile : toucher, palper, frôler, tâtonner, masser, caresser, embrasser, lover, manipuler , maintenir. Et le troisième regroupe une seconde série de verbes relatifs à l'activité mentale libérée : voir, savoir, comprendre, douter, s'inquiéter, imaginer, penser, parler, se souvenir.

 

La valeur symbolique revisitée de l'étoile à six branches

Jean-Pierre FAYE ponctue son récit par trois interprétations de l'étoile à six branches qu'on pourrait assimiler à trois refrains agissant chacun comme clôture interne des couplets d'un texte qui chante les gestes d'une humanité dans tous ses états. Ce faisant il enrichit cette figuration de quelques nouvelles valeurs symboliques. Il l'introduit d'abord comme thème d'un dialogue entre Schill et Yumi , en partant d'une simple description géométrique . ( p.35) "[…] il dessine […] un triangle, dressé pointe en l'air, puis un second triangle, enlacé dans le premier, et cette fois pointe en bas. " Et c'est à la Yumi -objet qu'il attribue de n'y repérer qu'un symbole sexuel, d'autant plus surprenant que c'est sa valeur judaïque traditionnelle. " Elle s'étonne : Mais c'est une étoile. Ces deux sexes, homme et femme l'un dans l'autre, c'est une étoile. " alors que, pour l'Allemand, cette étoile est une connotation de sa culpabilité "C'est aussi un peuple" atténuée par une banalisation de la population exterminée puisqu'il omet l'identité "juif". Or l'ex-soldat nazi connaît d'autant mieux la valeur symbolique de l'étoile de David que, dans les camps de la mort, c'était le signe distinctif des déportés juifs qu'elle désignait, pendant la "sélection", aux humiliations, aux coups, à la chambre à gaz et au four crématoire.

C'est à Simonne, Mala, Mally, Halina que Jean-Pierre FAYE laisse le soin de dire à une Yumi (et donc à nous) revivifiée que la forme spatiale de cette étoile représente, pour les Juifs survivants et leurs descendants, encombrés par cette mémoire problématique, la localisation, à la fois secrète et connue, des camps d'exécution du dispositif nazi d'extermination (p. 118) " Les lieux qui ont le plus de rapport avec nous […] sont au nord de l'Orient, ou à l'est du Nord. Ils sont dans une figure à six côtés que plus personne ne peut visiter complètement et qui n'a jamais été nommée publiquement, au moment où on l'a tracée. La voix très sourde de Yumi dit tout bas. Ils sont …à Ospicin. Oswiecim… La voix grave et vibrante d'Halina enchaïne Oui… et aussi (elle énumère sur un rythme régulier : )Belzec Chelmno Maidanek Sobibor Treblinka. […] Quelle est cette figure à six côtés. […] Halina reprend comme ayant perdu le souffle : C'est la figure de ces cinq noms et du sixième qui est Ospicin."

Et quand Yumi, émancipée par son voyage heuristique dans la mémoire, entre dans une véritable relation sexuée et sexuelle avec son compagnon, l'étoile à six branches refait surface, dans les derniers mots du livre, mais le narrateur fait subir à sa valeur un décalage symbolique qui l'élargit à une figuration universelle de l'humanité fondée sur le lien de solidarité des sexes opposés. (p. 125) "La grande nappe d'etoffe qui flotte au-dessus d'elle […] porte le double dessin des deux triangles, femme et homme, interpénétrés en étoile."

 

 

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Le fil de lecture que j'ai suivi n'épuise pas les trésors de la pensée cachés dans le feuilletage des profondeurs sémantiques de cette magistrale réplique aux révisionnistes et à leurs dénis. Cette œuvre exemplaire du pouvoir dire spirituel occupe désormais une place privilégiée dans les quelques livres phares de ma bibliothèque. Chaque fois que l'indifférence ambiante risque de malmener mon moral, je vais faire un tour dans l'écriture de ce texte de Jean-Pierre FAYE qui est une sublime fête du sens. J'en reviens lestée de quelques bonnes raisons (comme s'il en manquait!) de continuer l'effort culturel qu'exige le Menschlichkeit . Et c'est ainsi qu'après plusieurs voyages dans cette mine de supports à la réflexion, le plaisir de lecture est encore tellement vif qu'il m'inspire, parmi d'autres, cette énigme sémiologique à élucider : pourquoi avoir choisi l'avatar femme pour figurer le passage du manque collectif et individuel de mémoire à la nécessité de sa construction ?

 

 

 

 

La Quellerie-Paris,

août 1997- mars 1998

Jean-Pierre FAYE, YUMI , Lieu Commun, roman, Paris, 1983.

Je signale par des caractères gras dans les citations que c'est moi qui souligne.

c'est moi qui sur-souligne la mise en valeur que l'auteur a lui même déjà inscrite dans le corps du texte.

Je dois ce repérage à la lecture récente du livre de Suzanne Ginestet-Delbreil, La terreur de penser, les effets transgénérationnels du trauma , Diabase, collection "entendre l'archaïque", Plancoët, 1997.

Victor Reiner, "Parlez-vous auschwitzien? (Vous voyez ce que je veux dire?) Aux confins du dire et du représentable", Documents de travail du Centre d'Argotologie de l'UFR de Linguistique de Paris V-Sorbonne, Université René Descartes, n°XIII-XIV, nov. 1992, p.51-63